EuroScope : la chaîne sur l’Europe
EuroScope : la chaîne sur l’Europe
February 25, 2025 at 02:51 PM
**Les contrats d’État à État (GtoG) sur le marché international de l’armement : dynamiques, acteurs et enjeux** Les tensions sécuritaires récentes, qu’il s’agisse de la rivalité sino-américaine, de la guerre en Ukraine ou de la hausse des dépenses de défense au Moyen-Orient et en Asie-Pacifique, ont stimulé la demande d’équipements militaires. Parallèlement, les pays exportateurs rivalisent d’initiatives pour capter ces débouchés stratégiques, et **les contrats de gouvernement à gouvernement (GtoG)*, aux côtés des ventes directes commerciales, constituent désormais un levier central. Cette analyse dresse un panorama complet de ces accords intergouvernementaux, depuis le système américain des **Foreign Military Sales (FMS)** jusqu’aux dispositifs émergents en Europe, en passant par la stratégie coréenne ou israélienne. L’objectif est de comprendre pourquoi ces modalités, qui offrent un accompagnement renforcé et des garanties plus solides aux États acheteurs, sont devenues incontournables sur le marché mondial de l’armement. ---- **1. Les Foreign Military Sales : un modèle de référence** Les **FMS** américains sont l’exemple historique emblématique des contrats GtoG. Codifiés dès les années 1960 par le **Foreign Assistance Act** et l’**Arms Export Control Act*, ils visent à soutenir la politique de défense et de sécurité des États-Unis et de leurs alliés tout en exerçant un contrôle strict sur les exportations sensibles. Concrètement, le **Department of Defense (DoD)*, via la **Defense Security Cooperation Agency (DSCA)**, se charge d’acheter les équipements pour le compte d’un partenaire étranger et gère : * L’audit des coûts et la définition des termes du contrat. * La livraison, le soutien en service et la formation (approche **Total Package Approach**). * La collecte des paiements, via un fonds spécial (FMS Trust Fund). Ce mécanisme, **contraignant mais très robuste*, bénéficie de l’échelle et du poids diplomatique américain. Il donne accès à des technologies clés et à des facilités de financement, comme le **Foreign Military Financing (FMF)** ou l’accès à des équipements en surplus (**Excess Defense Articles*). Les FMS ont récemment atteint des **niveaux records** (plus de 80 milliards de dollars en 2023), notamment grâce aux commandes de pays européens désireux de renforcer leur coopération militaire avec Washington dans le contexte de la guerre en Ukraine. ---- **2. Les dispositifs GtoG européens : une lente montée en puissance** Si les **États-Unis** dominent depuis longtemps par leurs FMS, plusieurs pays européens développent leurs propres schémas GtoG. **2.1 France : le « contrat de partenariat gouvernemental » (CPG)** La France ne disposait pas, jusqu’en 2017, d’un cadre juridique pour des ventes GtoG semblables aux FMS. L’aboutissement du premier **CPG** a eu lieu avec la **Belgique** pour la fourniture de véhicules blindés (programme CaMo). L’accord inclut : * Un accord intergouvernemental (AIG). * Un marché public notifié par la France, *au nom et pour le compte* de la Belgique, à l’industriel Nexter. * Un pilotage conjoint pour assurer l’interopérabilité et la formation. Toutefois, la **Direction générale de l’armement (DGA)** n’endosse pas la responsabilité finale du matériel livré. Le bilan jugé positif dans le domaine opérationnel reste plus modéré côté industriel, en raison de la lourdeur des procédures. Les autorités françaises estiment dès lors que ce type de contrat **« au nom et pour le compte »** doit rester **exceptionnel** et cibler les programmes jugés stratégiques pour les deux États. **2.2 Royaume-Uni : un dispositif en cours de formalisation** Le Royaume-Uni a conclu sporadiquement quelques contrats GtoG (avec l’Arabie saoudite, le Canada, le Koweït), mais **n’a pas jusqu’ici déployé de cadre unique et standardisé*. La nouvelle **Defence & Security Industrial Strategy (DSIS)*, publiée en 2021, annonce un basculement vers une approche baptisée **“UK Defence Partnerships”*, avec un futur **Partnership Office for Strategic Defence Exports** destiné à : * Simplifier la signature de contrats GtoG. * Renforcer l’accompagnement des États clients via un guichet unique. * Assurer une meilleure intégration industrielle avec les partenaires. **2.3 Suède : l’expérience Gripen** La Suède a longtemps eu recours à la **Försvarsexportmyndigheten (FXM)** pour négocier et gérer des accords GtoG, notamment autour des avions de combat **Gripen** (ventes et leasing à la Hongrie, à la République tchèque et à la Thaïlande). L’agence a toutefois été fermée en 2015 pour des **motifs politiques** liés au contrôle des exportations. Désormais, c’est le **Försvarets materielverk (FMV)** qui reprend la gestion des contrats intergouvernementaux. Les récents succès (acquisitions de Gripen par la Hongrie, contrats pour des véhicules CV90) démontrent que le mécanisme GtoG demeure un vecteur commercial puissant, en dépit d’une législation suédoise plus restrictive. **2.4 Espagne : un mécanisme encadré depuis 2015** L’Espagne, par un décret en 2014 et une ordonnance en 2015, a formalisé la possibilité de ventes GtoG impliquant la **Dirección General de Armamento y Material (DGAM)**. Deux formes sont prévues : * Une **relation horizontale** : l’État espagnol passe un marché public au nom de l’État client. * Une **relation verticale** : l’industrie est directement contractante, l’État espagnol jouant un rôle de supervision. Dans la pratique, les contrats GtoG demeurent peu nombreux, hormis quelques cas avec l’Arabie saoudite dans le domaine naval (corvettes et frégates). **2.5 Italie : un outil de politique industrielle** En Italie, l’article 537-ter du Code militaire, révisé en 2019, autorise le **Segretariato Generale per la Difesa-Direzione Nazionale degli Armamenti (SGD-DNA)** à conduire des négociations pour le compte d’un État étranger, sans offrir de garanties financières à l’acheteur. Les premiers accords GtoG ont abouti en 2021 (vente d’avions C-27J Spartan à la Slovénie et d’hélicoptères AW169 à l’Autriche), puis se sont multipliés (Macédoine du Nord, Monténégro). L’Italie considère ces contrats comme un **levier structurant** pour promouvoir l’internationalisation de son industrie de défense, même si des obstacles subsistent (organisation, contrôle à l’export). ---- **3. Israël et Corée du Sud : de nouveaux acteurs majeurs du GtoG** **3.1 Israël** Longtemps marginal, le volume des ventes GtoG israéliennes a récemment explosé, dépassant **30 %** des exportations de défense en 2022. **Le SIBAT**, branche du ministère israélien de la Défense, conclut ces accords qui intéressent surtout des pays européens en quête de systèmes « combat proven » (radars, drones, missiles, artillerie, centres de formation). Les récents succès incluent : * Accord avec la Grèce pour un centre d’entraînement au vol. * Livraisons de systèmes radars et de défense sol-air Spyder en Tchéquie. * Vente du système antimissile **David’s Sling** à la Finlande, entérinée après approbation américaine. **3.2 Corée du Sud** La Corée du Sud est passée de petites exportations (moins de 300 millions de dollars dans les années 2000) à un volume supérieur à 15 milliards de dollars depuis 2022. Les **contrats GtoG** sont largement facilités par le **Korea Defense Industry Trade Support Center (KODITS)**, qui agit comme partie contractante ou coordinateur pour le compte d’États clients, notamment : * Pérou (avions d’entraînement KT-1, véhicules de patrouille). * Philippines (12 avions FA-50). * Pays d’Europe (K9 Thunder, chars K2, MLRS K239…). Les récentes livraisons à la **Pologne** (chars K2, obusiers K9, avions FA-50, lance-roquettes K239) illustrent la stratégie coréenne, qui mise sur des coûts compétitifs et des transferts de technologies. ---- **4. Un regain d’intérêt depuis l’invasion de l’Ukraine** La demande européenne envers les **GtoG** s’est nettement renforcée depuis 2022 : * Les pays d’Europe centrale et orientale, comme la **Pologne**, la **Roumanie** et les **États baltes**, multiplient les achats via FMS pour des chars Abrams, des avions F-35 ou des systèmes Patriot et HIMARS. Des prêts FMF majeurs (jusqu’à 11 milliards de dollars pour Varsovie) facilitent ces transactions. * Israël et la Corée du Sud **profitent** de l’urgence européenne à moderniser ses forces (contrats de drones, artillerie, radars, systèmes antimissiles). * Les accords GtoG nordiques connaissent un **franc succès** : la Suède a vendu ses CV90 via des contrats intergouvernementaux à la Slovaquie et à la République tchèque, intégrant formation, soutien et **réduction des coûts** grâce à une mutualisation. * L’Italie a accru sa **proactivité**, avec des ventes d’hélicoptères AW169 à l’Autriche, d’avions C-27J à la Slovénie, et de multiples discussions GtoG en Europe du Sud-Est. ---- **5. Enjeux et perspectives d’évolution** Face à cette demande croissante de mécanismes intergouvernementaux, plusieurs questions émergent : * **Adaptation organisationnelle** : le traitement d’un contrat GtoG exige une expertise administrative et juridique complexe (sélection des fournisseurs, négociations de prix, gestion des risques), ce qui peut surcharger les ministères de la Défense. Les États envisagent souvent de créer ou renforcer des agences spécialisées pour appuyer ces ventes (à l’image de la DSCA). * **Compétitivité industrielle** : dans la guerre commerciale qui oppose les États exportateurs, le canal GtoG est un instrument politique fort. Des offsets, des partenariats stratégiques ou des formules de financement attractives peuvent faire la différence. * **Coordination européenne** : certains pays misent sur des **acquisitions groupées** (munitions 155 mm, missiles sol-air, véhicules blindés) pour mutualiser les coûts et renforcer l’interopérabilité. La Commission européenne participe même à ces efforts (via l’EDIRPA), créant ainsi un cadre propice à l’expansion de **mini-FMS européens**. * **Évolutions réglementaires** : en Italie, la création du **Comitato interministeriale per gli scambi di materiali di armamento (CISD)** renforce la cohérence stratégique des ventes. Dans d’autres pays, à l’instar de la Suède ou de la France, se pose la question d’un assouplissement ou d’un durcissement du contrôle des exportations, suivant les priorités politiques. ---- Conclusion La montée en puissance des **contrats GtoG** sur le marché international de l’armement s’explique par la volonté des États acheteurs de bénéficier d’un accompagnement complet (logistique, formation, soutien, financement) et de garanties politiques plus solides. La **référence FMS** américaine a servi de modèle et demeure un atout géopolitique crucial pour Washington, alors que les Européens – France, Italie, Royaume-Uni, Suède ou Espagne – s’emploient à formaliser leurs propres mécanismes. Dans un contexte de réarmement rapide en Europe et de tensions stratégiques mondiales, le GtoG s’impose ainsi comme **un outil de politique industrielle, diplomatique et militaire*, qui façonne l’équilibre des forces et la structuration du marché de l’armement. Entre **surenchère concurrentielle** et nouvelles formes de **coopération multinationale**, il constitue un révélateur des ambitions et des dépendances de chaque État dans un paysage sécuritaire en pleine recomposition. **#gtog #industriedeladéfense #coopérationmilitaire #exportationsdarmement #europe #géopolitique**

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