
EuroScope : la chaîne sur l’Europe
May 21, 2025 at 01:31 PM
*UNION DE L’ÉPARGNE ET DE L’INVESTISSEMENT : UNE DISSECTION EN PROFONDEUR DU PROJET EUROPÉEN AU REGARD DES RAPPORTS DRAGHI, LETTA ET NOYER*
Lorsque, le 19 mars 2025, la Commission européenne présenta sa communication consacrée à l’Union de l’Épargne et de l’Investissement, beaucoup crurent entendre résonner un écho familier : celui des exhortations successives de Mario Draghi, Enrico Letta et Christian Noyer. Les trois sages, mobilisés tour à tour par le Conseil et par la Commission, avaient façonné, chacun dans son style, un même horizon : ressouder des marchés financiers trop émiettés afin de convertir l’épargne dormante du continent en un moteur de prospérité, d’autonomie stratégique et d’innovation. Mais entre l’annonce politique et la réalisation technique, entre le chant des ambitions et la prose des règlements, s’étend souvent un no man’s land où s’égarent les volontés. C’est donc à la lumière de ces trois rapports – qui forment comme un triptyque intellectuel – qu’il faut jauger la portée, la cohérence et les lacunes du texte de la Commission.
*LE SOUFFLE DES GRANDS RAPPORTS ET LE TIMBRE DE LA COMMISSION*
Les rapports Draghi, Letta et Noyer, rendus en 2024, avaient en commun la conviction que la financiarisation raisonnée, loin d’être un luxe, est une condition sine qua non de la souveraineté économique européenne. Draghi, fort de son expérience à la tête de la BCE, appelait à un « saut fédéral » : actif sûr européen, supervision unique, mutualisation de l’endettement post-NGEU, élargissement des missions de la BEI vers l’equity. Letta, dans une veine plus politique, substituait à la « Capital Markets Union » le concept d’« Espace unique des capitaux », appuyé sur une vaste réforme du droit des affaires, l’émergence d’un produit d’épargne paneuropéen, la labellisation de l’épargne longue et la création d’une véritable Bourse profonde pour la deep-tech. Noyer, enfin, sondant l’architecture microprudentielle, désignait sans détour la fragmentation des infrastructures de marché – dépôts centraux de titres et contreparties centrales – comme la cause majeure de l’inefficience des flux.
La communication SIU reprend, parfois mot pour mot, certains diagnostics. Elle assume l’idée qu’il faut fluidifier la titrisation, qu’ESMA doit se voir confier des responsabilités directes, qu’il convient de mobiliser les retraites complémentaires, de relever le défi de la littératie financière et de revisiter le Code des sociétés à l’échelle de l’Union. Mais elle use d’une langue prudente, préfère l’esquisse à la perspective, et élude plusieurs canons des rapports : la constitution d’un actif obligataire sûr, la consolidation juridiquement contraignante des CSD, l’achèvement pratique de l’Union bancaire. Là où Draghi proposait des passerelles franches, la Commission dresse surtout des panneaux indicateurs.
*CITOYENS ET CULTURE D’INVESTISSEMENT : DE L’INTENTION À LA PÉDAGOGIE*
Le premier chapitre du document de la Commission fait de l’investisseur-citoyen le point d’archimède d’une finance vraiment européenne. Elle rappelle qu’à peine un Européen sur cinq maîtrise les rudiments de la diversification ou de l’actualisation, que les écarts entre États membres sont abyssaux, et que la défiance à l’égard des produits financiers reste élevée, surtout chez les jeunes et les femmes. L’exécutif annonce donc, pour le troisième trimestre 2025, une stratégie européenne de littératie financière, pensée comme un volet spécifique du programme « Union des Compétences ».
La noblesse de cet objectif ne doit pas masquer ses écueils. Car la littératie, si indispensable soit-elle, n’a jamais suffi à dynamiser des marchés capitaux : les États-Unis, qui disposent d’un système éducatif hétérogène, connaissent pourtant une détention d’actions nettement supérieure à celle de l’Europe parce que la fiscalité, la portabilité des plans retraite et la profondeur des marchés y créent un continuum incitatif. Draghi l’avait dit sans ambages : l’incitation fiscale, la simplicité réglementaire et l’offre de produits commodes valent, pour la participation populaire, autant qu’un cours magistral sur le bêta et la duration. Or la Commission, ici, se contente d’évoquer des « meilleures pratiques » que les États membres seraient invités à partager.
Elle esquisse néanmoins une innovation potentiellement structurante, calquée sur les comptes PEA français ou ISA britanniques : un « blueprint » européen d’enveloppe d’épargne-investissement. L’idée, chère à Letta, serait de créer un contenant fiscalement avantageux, aisément transférable d’un pays à l’autre, qui orienterait spontanément l’épargne des ménages vers les actions, les obligations vertes ou les ELTIF. Reste à savoir si l’architecture fiscale de l’Union, qui relève de l’unanimité, acceptera de s’incliner devant cette logique paneuropéenne. La Commission promet, au mieux, une recommandation – instrument non contraignant – sur la fiscalité. L’effet mobilisateur risque donc d’être variable selon les capitales.
*SUPPLÉMENTAIRE PENSIONS : AMBITION PRUDENTE, DÉSIRS CONTRADICTOIRES*
Les trois rapporteurs avaient placé le levier des retraites au centre de leur raisonnement. Les caisses de pension néerlandaises, danoises ou suédoises démontrent qu’un réseau solide de deuxième pilier engendre des pools d’actifs capables d’irriguer le capital-investissement et les infrastructures. Letta sollicitait une « simplification radicale » du PEPP, Draghi défendait un cadre fiscal neutre pour stimuler l’épargne volontaire, Noyer invitait à labelliser les produits nationaux jugés compatibles avec les objectifs européens.
La Commission, pour sa part, dresse d’abord un bilan sévère : PEPP et IORP n’ont pas produit l’effet boule-de-neige espéré. Les coûts de mise en place sont élevés, la régulation demeure fragmentée, et les citoyens ignorent largement ces dispositifs. Elle annonce donc une révision des textes existants, l’élaboration de tableaux de bord numériques pour aiguiller les épargnants, et l’échange de meilleures pratiques en matière d’inscriptions automatiques. Mais elle n’esquisse aucune proposition fiscale concrète, alors même que la concurrence internationale passe souvent par l’avantage fiscal accordé aux plans d’entreprise. En fait, le texte refile le dossier aux États, les invitant à « considérer » l’auto-enrôlement et l’incitation. Les rapports, eux, réclamaient une impulsion fédérale plus vigoureuse.
*FINANCEMENT DES ENTREPRISES ET DÉPTH CAPITAL : LA DEMI-PROMESSE DE TITRISATION*
Tous les observateurs s’accordent : l’Europe souffre d’un déficit structurel de capital-risque, surtout aux stades late-stage et scale-up. La Commission y voit « la priorité absolue » pour faire éclore des champions technologiques. Elle ressort donc la carte de la titrisation, restée en jachère malgré le règlement « STS » de 2017 puis la mini-réforme de 2021. Les rapports Draghi et Noyer plaidaient pour un relèvement de l’appétit des investisseurs via une plate-forme adossée à des garanties publiques. La Commission, elle, loue le concept mais renvoie son éventuelle concrétisation au secteur privé ou aux États, se contentant de promettre des ajustements du cadre prudentiel et de la transparence d’ici mi-2025.
Le message est double. D’un côté, Bruxelles reconnaît implicitement que la machine à titriser reste grippée : manque de standardisation, surcharge documentaire, p-factors bancaires dissuasifs, charges Solvabilité II jugées prohibitives par l’industrie. De l’autre, elle se montre réticente à endosser le rôle d’architecte-assureur, craignant sans doute le débat sur la mutualisation des risques et la cohérence avec l’union bancaire. En réalité, la relance du marché passera sans doute par un compromis : réduction ciblée des charges, standardisation numérique et, à défaut de garantie paneuropéenne, mobilisation coordonnée des banques publiques de développement. Or ce scénario nécessitera une volonté politique qui, à ce stade, reste latente dans la communication.
*INFRASTRUCTURES, INFORMATIQUE ET CONTRÔLE SUPRANATIONAL*
Christian Noyer avait usé d’une métaphore éloquente : les infrastructures européennes ressemblent à « une constellation d’îles reliées par de vieux pontons ». La Commission reconnaît le constat mais avance avec prudence : elle annonce, pour fin 2025, un paquet législatif visant la simplification des déclarations, la réduction des options nationales et l’éventuel remplacement de directives par des règlements directement applicables. Elle n’évoque toutefois ni la fusion juridique des CSD, ni l’extension de TARGET2-Securities en CSD paneuropéen, éléments clefs du rapport Noyer.
Le dossier supervision suit le même sillon : Draghi rêvait d’un « SEC européen », Letta souhaitait confier à ESMA la tutelle des grandes entités transfrontalières, Noyer proposait un « opt-in » pour les gestionnaires désireux d’un passeport effectif. La Commission retient l’esprit Noyer : elle envisage de placer sous l’aile d’ESMA certaines plateformes et groupes de gestion d’envergure européenne. Mais rien n’est dit sur la gouvernance : à quel rythme, avec quels moyens, sur la base de quels critères de taille ou de risque ? L’expérience de 2017, où une tentative d’élargissement du mandat d’ESMA se heurta à la résistance des capitales, invite à la prudence : sans accord sur le financement et la représentation, la promesse d’une supervision unifiée risque de rester incantatoire.
*COMPÉTITIVITÉ BANCAIRE, UNION BANCAIRE INACHEVÉE ET VOIES D’AVENIR*
Le chapitre bancaire de la communication reprend un leitmotiv désormais classique : résilience, compétitivité, intégration. L’exécutif rappelle que les normes de Bâle III s’appliquent, que la supervision unique s’est imposée pour les établissements significatifs, mais que les progrès se heurtent à l’absence d’assurance-dépôts commune et à des procédures de résolution encore fragmentées. Il annonce pour 2026 un rapport d’évaluation de la compétitivité – exercice louable, mais qui repousse à plus tard les décisions concrètes. Le texte exhorte les co-législateurs à conclure le dossier CMDI, avertissant que l’inaction pourrait fragiliser la confiance. Pourtant il ne donne ni échéancier, ni ligne rouge, ni stratégie de compromis.
En parallèle, la communication affiche la volonté d’assouplir, de façon calibrée, certains dispositifs : meilleure reconnaissance, dans les normes de solvabilité bancaire, des investissements sous programmes publics ; ajustement du schéma « equit y longue durée » sous Solvabilité II pour les assureurs. Ces retouches prudentielles, énoncées sans précisions, cherchent à stimuler l’appétit pour les fonds propres. Toutefois, elles resteront marginales tant que les critères éligibles et la gouvernance du risque ne seront pas clarifiés.
Le bancassureur, pivot implicite du système, reste donc pris dans un jeu de forces contradictoires : d’un côté la quête de stabilité et la résistance de certains Trésors, de l’autre la nécessité de créer des acteurs transfrontaliers capables de rivaliser avec les colosses américains ou chinois, d’animer le marché de l’émission et de nourrir le capital-risque. Sur ce point, Draghi insistait : un marché de capitaux puissant suppose des banques fortes et présentes sur toute la chaîne de valeur. La Commission, elle, évoque parcimonieusement ce continuum et renvoie, à mots couverts, aux discussions à venir sur l’intégration fiscale, l’harmonisation du droit des sûretés, la portabilité des produits. Or sans avancée simultanée sur ces terrains, le cœur bancaire continuera de battre à des rythmes nationaux.
*CONCLUSION*
La communication sur l’Union de l’Épargne et de l’Investissement offre une synthèse honnête, parfois lyrique, des aspirations européennes : canaliser l’épargne vers la production, unir les marchés, rendre à l’Europe une souveraineté financière à la hauteur de sa puissance commerciale et technologique. Elle reprend la partition écrite par Draghi, Letta et Noyer ; elle en joue les thèmes majeurs ; mais elle en atténue les dissonances et surtout les modulations audacieuses. S’il fallait la juger selon la célèbre formule d’Henri Bergson – « le possible n’est que le réel moins la résistance » – on dirait qu’elle cartographie le possible, sans encore nommer toute la résistance.
La réussite passera par quatre clefs indissociables. Première clef : un agenda législatif daté, adossé à des indicateurs quantifiables, afin que l’ambition soit mesurée, discutée et corrigée chemin faisant. Deuxième clef : une volonté politique de mutualisation – qu’il s’agisse d’un actif européen sûr, d’un fonds de garantie commun ou d’une plate-forme de titrisation verte – car la profondeur de marché exige l’adossement d’un bilan souverain. Troisième clef : une gouvernance reconfigurée, donnant à l’ESMA un exécutif resserré et des moyens pérennes, de façon à faire converger, dans les faits, la supervision et la surveillance. Quatrième clef : une articulation claire entre prudence et compétitivité, pour que les banques européennes puissent à la fois protéger l’épargnant et irriguer les marchés sans désavantage face à leurs rivales globales.
À ce prix seulement, l’Union de l’Épargne et de l’Investissement cessera d’être un slogan et deviendra l’aqueduc moderne par lequel l’épargne européenne, aujourd’hui fractionnée, alimentera la vallée fertile de l’innovation, de la transition verte et de la défense de notre continent.
https://finance.ec.europa.eu/publications/commission-unveils-savings-and-investments-union-strategy-enhance-financial-opportunities-eu_en
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