
EuroScope : la chaîne sur l’Europe
May 23, 2025 at 10:25 AM
*LE FINANCEMENT DE LA DÉFENSE SOUS LE NOUVEAU CADRE DE GOUVERNANCE ÉCONOMIQUE : VERS UN « REARM EUROPE » CRÉDIBLE ?*
À l’heure où le marteau de l’histoire bat au rythme des menaces russes et des incertitudes transatlantiques, la Commission européenne a dégainé, le 19 mars 2025, son Livre blanc « Readiness 2030 » et le plan ReArm Europe. Derrière la rhétorique guerrière transparaît une ambition colossale : mobiliser, en théorie, près de 800 milliards d’euros pour ranimer l’arsenal continental. Pourtant, depuis la présentation du texte, les soubassements politiques, budgétaires et juridiques chancellent. Le SAFE, prêt géant censé irriguer l’industrie, vacille sous les critiques du Parlement ; la clause d’échappement nationale (NEC), pierre angulaire du dispositif fiscal, n’a séduit qu’une poignée d’États ; enfin, la Banque centrale européenne redoute un report massif de l’ajustement budgétaire après 2029. Dès lors, la grande fresque défensive promise risque-t-elle de n’être qu’un trompe-l’œil ?
*LE CONTEXTE GÉOPOLITIQUE ET LA QUADRATURE DU CERCLE BUDGÉTAIRE*
Depuis l’invasion totale de l’Ukraine, l’Union a glissé d’un paradigme post-crise à une économie de sécurité permanente. Les dépenses militaires de l’UE atteignaient à peine 1,3 % du PIB en 2023, loin de la cible OTAN. Or la transition vers une économie d’armement suppose de concilier trois impératifs contradictoires : défendre la souveraineté, respecter une discipline budgétaire rénovée, et garantir l’équité entre Vingt-Sept aux réalités économiques dissemblables.
*LE MÉCANISME SAFE : AMBITION FINANCIÈRE ET DÉFAUT DE LÉGITIMITÉ*
Conçu comme une ligne de prêts de 150 milliards d’euros adossée au budget de l’UE, SAFE promet des maturités de quarante-cinq ans et dix ans de grâce. Mais la Commission a invoqué l’article 122 TFUE – base juridique d’urgence qui escamote le Parlement. Le 22 avril, la commission JURI l’a jugé inadapté : absence de lien direct avec une crise ponctuelle, éviction du co-législateur, flou sur les garanties démocratiques. Si le Conseil persiste, l’hémicycle pourra saisir la Cour de justice. Sur le fond, l’avantage financier est ténu : l’écart de taux entre une obligation SAFE et la dette française économiserait à Paris à peine 18 millions par an pour 10 milliards empruntés, un souffle face aux besoins capacitaires. Reste un message politique : unissant Berlin, Varsovie et – hypothétiquement – Londres, SAFE pourrait inaugurer un marché obligataire quasi-souverain européen, mais il exige l’adhésion d’un Paris hésitant.
*LA NÉCESSAIRE CLAUSE D’ÉCHAPPEMENT NATIONALE : ÉLANS ET DÉSILLUSIONS*
Le nouveau Pacte de stabilité autorise chaque État à déroger jusqu’à 1,5 % de PIB sur quatre ans pour la défense. La Commission tablait sur 650 milliards d’euros de dépenses additionnelles. Hélas, seuls seize pays – et non les plus grands, hormis l’Allemagne – ont demandé l’activation avant le 30 avril : l’enveloppe théorique fond à 293-337 milliards. Sans la France, l’Italie et l’Espagne, un tiers de l’impact disparaît. L’argument de « frapper ensemble » en pâtit ; la charge de la montée en puissance se concentre sur les Baltes, la Pologne, la Grèce, déjà au-delà de 2 % de PIB. L’ardoise se déplacera donc vers 2029-2032, période où les règles complètes de réduction de dette redeviendront contraignantes.
*LES AUTRES LEVIERS : COHÉSION, STEP ET LA TENTATION D’UNE BANQUE DE RÉARMEMENT*
Pour compenser, Bruxelles propose de reprogrammer les fonds de cohésion 2021-2027 : infrastructures à double usage, corridors ferroviaires militaires, cybersécurité régionale. Les États bénéficieraient d’un co-financement UE à 100 %, hors calcul du déficit structurel. En parallèle, la plateforme STEP accueillerait un quatrième pilier « défense », financé via des transferts du Plan de relance. Mais la date butoir d’août 2026 pour engager les fonds du RRF pose un défi de capacité administrative. D’où l’idée, portée par Bruegel et soutenue à l’ECOFIN informel de Varsovie, d’une European Defence Mechanism : agence intergouvernementale, dotée d’une capacité d’emprunt mutualisée et propriétaire d’actifs (SATCOM, DCA). Londres, invité spécial, y verrait un pont post-Brexit.
*LES RISQUES MACROÉCONOMIQUES ET L’HYPOTHÈSE D’UN MULTIPLICATEUR FAIBLE*
La Commission espère qu’une impulsion défensive dopera la croissance, donc la soutenabilité de la dette. Pourtant les études empiriques placent le multiplicateur militaire autour de 0,6-0,8 – bien moindre que l’éducation ou les transports. Sans gains de productivité duale (drones civils, composants quantiques), l’effet pourrait être neutre, voire négatif, sur la trajectoire de dette des pays à ratio supérieur à 100 % du PIB. L’activation simultanée de la NEC et d’emprunts SAFE risque alors d’accroître la prime de risque si les marchés doutent de la discipline post-2028.
*LES DÉFIS JURIDIQUES ET DÉMOCRATIQUES*
Utiliser l’article 122 pour un programme pérenne brouille la séparation des pouvoirs et ouvre un précédent : demain, l’énergie ou la santé pourraient-elles contourner le Parlement ? Dans un domaine aussi sensible que la défense, la légitimité populaire est pourtant cruciale pour accepter des sacrifices fiscaux. De même, le contrôle ex post des dépenses – audit, indicateurs communs de performance, traçabilité des commandes – demeure embryonnaire. Sans transparence, le risque de capture par les industriels et de fragmentation des achats plane.
*PROSPECTIVE 2025-2030 : TROIS SCÉNARIOS*
Si l’on extrapole les dynamiques actuelles, trois trajectoires se dessinent.
Le SCÉNARIO « NUCLEUS » : la France rejoint SAFE ; l’Allemagne ratifie une loi de programmation commune ; le couple impose un standard OTAN+EU de 2,5 % du PIB. La BEI adapte son mandat, le marché absorbe 200 milliards d’obligations SAFE d’ici 2028 ; la constellation de satellites ISR européens voit le jour.
Le SCÉNARIO « CITADELLE ATIÉDIE » : les blocages juridiques persistent ; chaque État réarme surtout en national, l’agrégat UE plafonne à 1,7 % du PIB en 2030 ; Washington conditionne son parapluie à un effort européen accru, accentuant l’asymétrie.
Le SCÉNARIO « BANQUE DE RÉARMEMENT » : l’échec de SAFE pousse une coalition de volontaires (DE-FR-PL-UK-SE-IT) à créer une agence hors traités, capitalisée à 120 milliards, qui émet du papier « Defence Eurobond » adossé à des achats communs de DCA. L’UE se contente d’harmoniser les normes et de financer la R&D de rupture.
*CONCLUSION*
ReArm Europe devait être l’épiphanie de la souveraineté militaire du continent, mais les réalités budgétaires et les chicanes institutionnelles en font un Rubicon à gué. Sans consensus des grands États sur la clause d’échappement, sans base juridique solide pour SAFE, et sans perspective claire sur le partage de la charge après 2028, le plan risque de s’enliser. L’Union devra soit élargir le champ des ressources propres, soit oser un mécanisme intergouvernemental inédit, soit, plus audacieux encore, graver dans le marbre un « règne budgétaire de guerre » qui sanctuarise la défense hors du calcul des déficits. Faute de quoi, le récit d’une Europe stratège restera lettre morte, à l’heure même où l’ombre des missiles plane déjà au-dessus de nos cités.
https://www.bruegel.org/policy-brief/governance-and-funding-european-rearmament
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