
EuroScope : la chaîne sur l’Europe
May 27, 2025 at 05:20 PM
*VERS UNE POLITIQUE DE COHÉSION RECOMPOSÉE : LE CAS ITALIEN ET LES MUTATIONS D’UNE SOLIDARITÉ EUROPÉENNE EN QUÊTE D’EFFICACITÉ*
Il est des politiques qui, telles des rivières souterraines, façonnent sans bruit la géographie économique et démocratique du continent. La Politique de cohésion, née dans l’élan de l’Acte unique, irrigue depuis plus de trois décennies les vallées délaissées, les montagnes enclavées, les friches industrielles et les banlieues oubliées, avec l’ambition d’aplanir les inégalités et de faire éclore un sentiment d’appartenance partagé. Mais, à la faveur des crises financières, sanitaires et géopolitiques, le lit de cette rivière s’est déplacé : l’État‐nation, que l’on croyait en retrait, reprend la barre et redessine les berges. L’Italie, longtemps laboratoire d’une décentralisation assumée, cristallise cette inflexion. En trois décrets successifs, Rome a réinternalisé la quasi‐totalité des leviers décisionnels, amorçant un modèle que d’autres capitales scrutent déjà. Explorer ce basculement offre un miroir agrandi des dilemmes qui agitent Bruxelles : comment articuler urgences de compétitivité, objectifs de défense industrielle, impératif climatique et justice territoriale ?
*LA GÉNÉALOGIE D’UNE POLITIQUE DE SOLIDARITÉ*
La Politique de cohésion s’est forgée dans l’ombre de la construction du marché intérieur. Au départ, l’Europe ne se souciait que d’égaliser les chances de ses États. Puis la reforme de 1989 a opéré un décentrage majeur : la région devint le protagoniste, non plus simple bénéficiaire passif mais maître d’œuvre de stratégies fondées sur la connaissance intime de ses atouts. Ce tournant territorial a nourri l’essor de la gouvernance multiniveaux, irrigué la démocratie participative et catalysé des identités régionales parfois latentes. Il a aussi instauré une grammaire de partenariat associant collectivités, universités, entreprises, associations et syndicats, garante d’une légitimité ancrée dans le terrain.
Or, parallèlement, les exigences de performance budgétaire et de redevabilité ont progressivement imposé une gestion par indicateurs, jalons, conditionnalités macro‐économiques et logiques de résultats. La cohabitation entre expérimentation locale et audit centralisé est devenue un exercice d’équilibrisme permanent. Les secousses de 2008, de la pandémie et la reconfiguration géopolitique mondiale ont accentué la tension : il fallait à la fois injecter rapidement des fonds pour soutenir la relance et maintenir les rituels participatifs qui donnent sens à l’action territoriale.
*L’ITALIE, DU FÉDÉRALISME IMPLICITE À LA VERTICALE STRATÉGIQUE*
Au fil des décennies, la Péninsule avait développé une ingénierie régionale sophistiquée : agences de développement, pactes de territoire, instruments place‐based comme la Stratégie Nationale des Zones Intérieures, qui associait élus, associations, coopératives et universités autour d’un diagnostic partagé et d’un plan d’action pluriannuel. Cette architecture devait compenser les fractures Nord‐Sud tout en consolidant le tissu productif local.
L’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni en 2022 a bouleversé la donne. Sous l’impulsion de Raffaele Fitto, le portefeuille « Affaires européennes, Sud, Politique de cohésion et PNRR » a agrégé deux philosophies aux antipodes : le Plan national de relance, vertical, calibré sur des jalons semestriels et surveillé par Bruxelles, et la Politique de cohésion, horizontale, nantie d’un cycle septennal et d’une co‐décision régionale. La friction était inévitable ; elle s’est soldée par une hiérarchisation où la vitesse d’exécution et la cohérence macroéconomique l’ont emporté sur la granularité territoriale.
*DÉCRET PAR DÉCRET : UNE CARTOGRAPHIE DE LA CENTRAISATION*
Le premier décret, en avril 2023, a liquidé l’Agence pour la cohésion territoriale, pivot de l’assistance technique et de l’animation des réseaux locaux. Ses prérogatives ont été transférées au Département de la cohésion, logé à la Présidence du Conseil. Rome récupérait ainsi l’expertise et le pouvoir d’arbitrage que l’agence dispensait jusque‐là sur le terrain.
Le deuxième décret, baptisé « Sud », a redéfini le Fonds de développement et de cohésion. Les Programmes stratégiques conjoints, élaborés par des comités de suivi régionaux, ont cédé la place à des Accords de cohésion bilatéraux. Ces accords, négociés entre chaque président de région et le ministre, comprennent un calendrier financier cible dont tout écart autorise une réaffectation immédiate des crédits. Le texte a simultanément fusionné les huit Zones économiques spéciales en une ZES Sud couvrant l’intégralité du Mezzogiorno. Gouvernance, simplification administrative, promotion internationale, tout est désormais piloté par une « structure de mission » sous l’égide du Palazzo Chigi. La décentralisation portuaire et industrielle qui avait jadis fait miroiter une émulation régionale se retrouve ainsi encapsulée dans un hub unique.
Le troisième décret, en mai 2024, a institué un Comité directeur coprésidé par les ministres clés et les gouverneurs, chargé de synchroniser Cohésion, PNRR et le programme STEP orienté vers les chaînes de valeur critiques (semi‐conducteurs, batteries, biotech). En définissant six secteurs prioritaires – eau, prévention des catastrophes naturelles, gestion des déchets, mobilité propre, énergie et compétitivité des entreprises – il impose aux régions un canevas thématique qu’elles doivent décliner. Autrement dit, la latitude programmative, jadis signature de la politique place‐based, se voit corsetée par une matrice nationale articulée à la stratégie industrielle européenne.
*IMPACTS SOCIO‐TERRITORIAUX : ENTRE PROMESSE D’EFFICACITÉ ET RISQUE D’UNIFORMISATION*
Du côté positif, la recentralisation peut résoudre le morcellement administratif, raccourcir les circuits décisionnels, mutualiser l’expertise et garantir une cohérence entre plans de relance, transition verte et réindustrialisations stratégiques. Elle répond aussi à la critique récurrente sur la lenteur d’absorption des fonds, qui expose l’Italie à des dégagements d’office.
Mais à plus long terme, trois écueils se dressent. Le premier touche à la démocratie : l’effacement des comités de suivi locaux amoindrit la voix des communes, des entreprises sociales, des universités et des syndicats. Le second tient à l’innovation : la standardisation risque d’étouffer les solutions originales nées du dialogue communautaire, précieuses pour les micro‐territoires. Le troisième concerne l’équité : l’orientation vers les gros projets énergétiques, technologiques ou logistiques pourrait siphonner des dotations jadis destinées aux services de proximité, à la revitalisation culturelle ou à l’économie sociale.
*RÉFLEXIONS COMPARÉES : L’EUROPE À LA CROISÉE DES CHEMINS*
L’Italie n’est pas seule. L’Espagne s’interroge sur une réallocation partielle de ses programmes régionaux au profit de PERTEs nationaux. La France pilote déjà un Plan de relance centralisé, tandis que l’Allemagne, fédérale par essence, maintient un partage serré mais discute d’enveloppes communes dédiées aux infrastructures vertes. À Bruxelles, la prochaine programmation post‐2027 envisage plusieurs scénarios : maintien du partenariat renforcé, bascule vers des enveloppes nationales chapeautées par la Commission, ou modèle hybride mêlant fonds compétitifs paneuropéens et quotas territorialisés.
Le débat recoupe un changement de paradigme : l’Union veut sécuriser ses chaînes d’approvisionnement, accélérer la décarbonation et soutenir la défense. Certains plaident pour que la Politique de cohésion finance la conversion industrielle, quitte à déplacer le curseur de la solidarité vers la compétitivité. D’autres défendent un équilibre : industrial policy oui, mais conditionnée à des retombées territoriales mesurables – emplois locaux, sous‐traitance régionale, transferts technologiques.
*VERS UN CONTRAT SOCIAL RENOUVELÉ ENTRE NIVEAUX DE POUVOIR*
Ce qui se joue, au‐delà des chiffres, c’est la capacité à réinventer un contrat multiscalaire. L’État, redevenu chef d’orchestre, doit accepter que les régions restent solistes sur certains passages. L’Union, garante ultime de la cohésion, doit arbitrer sans étouffer la diversité des tempos. Quant aux territoires, ils devront documenter la valeur ajoutée de leurs projets place‐based, nouer des alliances interrégionales et se brancher sur les nouveaux écosystèmes industriels.
*CONCLUSION*
La Politique de cohésion fut longtemps le visage doux de l’Europe, un pont de subvention et de dialogue entre Bruxelles et les vallées reculées. La poussée centralisatrice italienne signale qu’à l’heure des mégawatts, des microprocesseurs et des menaces hybrides, la solidarité territoriale ne peut plus s’abstraire de la souveraineté économique. Reste à inventer une gouvernance où la rigueur du haut n’annihile pas la créativité du bas, où la rapidité n’efface pas la participation, où les régions demeurent des acteurs stratégiques plutôt que des guichets de projets standardisés. C’est à cette condition que l’Europe, fidèle à sa vocation humaniste, fera de la transition écologique et numérique une aventure partagée, au lieu d’un simple alignement sur la vitesse du marché global.
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