
EuroScope : la chaîne sur l’Europe
May 29, 2025 at 01:40 PM
*LA BALTIQUE, NOUVEAU THÉÂTRE DE GUERRE*
Au-delà du fracas des armes en Ukraine, c’est désormais le clapotis sévère de la Baltique qui résonne comme un avertissement. L’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine nationale, l’a résumé devant les députés : la mer est l’endroit où l’on peut « titiller l’adversaire » sans déclencher, croit-on, l’irréparable. Or la Baltique, jadis lac apprivoisé, s’est muée en couloir stratégique dont chaque vague porte la trace des hydrocarbures russes, des câbles de fibres optiques occidentaux et des mémoires blessées de la Guerre froide. Les incidents, escales forcées et exercices qui s’y multiplient dessinent la carte d’une confrontation hybride où le contournement des sanctions se heurte aux nouvelles lignes rouges de l’Alliance atlantique.
*UNE MER PASSÉE DU NEUTRE AU CHŒUR DE L’OTAN*
Depuis que la Finlande (2023) puis la Suède (2024) ont rejoint l’Alliance, l’anneau otanien se referme presque entièrement sur la Baltique, ne laissant à la Russie que la fenêtre de Kaliningrad et l’entonnoir du golfe de Finlande. Là où, hier encore, Pétersbourg expédiait librement 80 % de ses hydrocarbures maritimes et un tiers de son commerce général, Moscou doit désormais compter avec une frange littorale dont chaque port bat pavillon bleu étoilé. Le « lac neutre » est devenu un amphithéâtre occidental, bordé au sud par la fragile étroitesse du corridor de Suwałki et au nord par les archipels finlandais à la topographie labyrinthique.
La géographie ressurgit comme une sentence de l’Histoire : le Kremlin se découvre prisonnier d’une mer intérieure dont l’accès à l’Atlantique dépend du bon vouloir danois dans le détroit d’Øresund. Kaliningrad, enclave bardée de missiles balistiques Iskander, ressemble à un pion isolé sur un échiquier qu’on a redessiné sans demander son avis ; Kronstadt, de l’autre côté, abrite une flotte qui ne peut plus manœuvrer sans croiser l’ombre portée des patrouilles de l’OTAN.
*LA RUSSIE PRISE AU PIÈGE DE SA GÉOGRAPHIE*
Economiquement, cette strangulation renchérit les primes d’assurance, allonge les routes et mine les recettes fiscales d’un État déjà amputé par les embargos. Stratégiquement, elle prive Moscou de la liberté de manœuvre navale nécessaire pour menacer les lignes de communication alliées dans l’Atlantique Nord : le « Bastion » arctique est lointain, la mer Noire verrouillée à Montreux, il ne reste que la Baltique pour projeter quelques illusions de haute mer. D’où l’importance renouvelée accordée par le Kremlin à la Flotte de la Baltique, pourtant la plus réduite de ses escadres, mais capable de saturer le théâtre par des missiles Kalibr tirés depuis des corvettes de la classe Steregouchchi.
*L’OMBRE DE LA FLOTTE FANTÔME ET LA RIPOSTE EUROPÉENNE*
Face aux plafonds de prix et à l’embargo pétrolier, la Russie a bâti une armada de navires battant pavillon de complaisance, la « flotte fantôme », sorte d’escargot pétrolier dont les coquilles rouillées s’appellent Kiwala, Jaguar ou General Skobelev. Beaucoup naviguent sans assurance valide, transbordent leur cargaison la nuit au large de Kaliningrad et transitent par les eaux finlandaises avant de franchir Øresund. Le 20 mai 2025, l’Union européenne a frappé un grand coup : son dix-septième paquet de sanctions inscrit 189 nouveaux navires sur la liste noire et instaure un véritable régime de port-spécifique inspiré du précédent iranien. Cette mesure, la plus ambitieuse depuis le début de la guerre, cible non seulement les armateurs mais aussi la galaxie de banques, d’affréteurs et de sociétés de classification qui ferment les yeux sur des tankers presque à l’état d’épaves.
Pour donner corps au verbe, Tallinn a voulu montrer l’exemple : en avril, elle intercepte le Kiwala dans sa zone économique exclusive, relève quarante déficiences et immobilise la coque deux semaines. Mais à peine le navire libéré, le pétrolier M/T Jaguar refuse l’abordage d’une vedette estonienne, sous le regard menaçant d’un Su-35 russe planant dans une brume d’électronique de guerre. Dans cet hologramme des guerres de course d’antan, on voit resurgir le vieux droit des visites et des captures, désormais disputé au tribunal de l’opinion publique.
*ESCARMOUCHES ET DROIT MARITIME : LA FRONTIÈRE DU LÉGAL*
À l’ère des sanctions, la ligne entre contrôle administratif et acte de piraterie se brouille. L’Estonie invoque l’Article 73 de la Convention de Montego Bay : l’État côtier peut monter à bord, inspecter, arrêter et engager des procédures à des fins de protection environnementale et de sécurité. Moscou, de son côté, agite la libre circulation garantie par la partie II de la même convention et accuse l’OTAN de « provocation collective ». De part et d’autre, on filme, on documente, on tweete — et l’on bâtit déjà les dossiers que les juristes dérouleront plus tard à Hambourg ou à La Haye.
*L’ESCORTE COMME AVERTISSEMENT : UN TOURNANT RUSSE*
Le 24 mai, devant les caméras d’Yle, le ministre finlandais de la Défense Antti Häkkänen lâche la nouvelle : des corvettes de la Flotte de la Baltique escortent désormais les tankers de la flotte fantôme dans le golfe de Finlande, « évolution totalement inédite ». Le lendemain, les radars civils repèrent le General Skobelev et le cargo Sparta IV entrant en mer Baltique sous la protection de la corvette Stoïki, silhouette furtive hérissée de missiles Redut. Aux yeux d’Helsinki, cette fusion du commerce et du combat rompt un tabou : le Kremlin accepte de militariser son réseau d’évasion pétrolière et transforme chaque approvisionnement en acte diplomatique.
*EXERCICES, NAVWARN ET MILITARISATION CROISSANTE*
Comme un métronome, le ministère russe de la Défense annonce trois jours plus tard « des manœuvres à grande échelle » : plus de vingt navires, vingt-cinq aéronefs et trois mille militaires participent à une simulation de défense des bases, depuis Leningrad jusqu’aux divisions du District militaire du Nord. Dans le même souffle, Moscou publie le NAVWARN 107/25, interdisant jusqu’au 1ᵉʳ septembre la navigation dans un rectangle qui frôle les eaux territoriales estoniennes au large de l’île de Gogland. Cette pré-notification, légale en apparence, offre à la Russie une couverture juridique pour détourner, voire saisir, tout navire de l’OTAN jugé menaçant.
La réplique alliée ne tarde pas. Dès janvier, l’OTAN avait inauguré « Baltic Sentry », vigilance élargie qui mêle drones américains MQ-9, corvettes allemandes de la classe Braunschweig et équipes de déminage norvégiennes. L’opération inclut un partage inédit des données bathymétriques et la constitution d’une force de réaction rapide ad hoc pour les infrastructures sous-marines : câbles télécoms, pipelines et fermes d’éoliennes offshore.
*QUELLES CONSÉQUENCES POUR LA SÉCURITÉ COLLECTIVE ET LES MARCHÉS ?*
Tous les cabinets d’analyse pétrolière le reconnaissent : un simple ralentissement dans le golfe de Finlande fait bondir les indices Brent et Urals, tant la route balte reste la plus courte vers Rotterdam et Primorsk. Les assureurs de Londres appliquent déjà des surprimes de risque de guerre ; l’Organisation maritime internationale redoute un déversement massif si un tanker dépourvu de double coque venait à sombrer dans ces eaux peu profondes, particulièrement sensibles aux vents de nord-est.
Sur le terrain militaire, l’« otanisation » de la Baltique restreint la liberté d’action russe mais accroît la pression sur Kaliningrad, base-île qu’un blocus naval transformerait en forteresse assiégée. Inversement, la présence de missiles balistiques russes et de systèmes Bastion anti-navires autorise le Kremlin à tenir en joue Stockholm ou Copenhague en moins de dix minutes de vol. Le danger n’est plus seulement celui d’une escalade nucléaire — il est aussi économique : couper un câble, faire sauter un connecteur électrique sous-marin ou miner un chenal suffirait à paralyser des places boursières entières.
Les pays baltes ont compris la leçon. L’Estonie investit dans une garde-côte aux drones de surface autonomes ; la Lettonie subventionne des pontons de délestage pour les tankers déclassés ; la Lituanie modernise le port de Klaipėda pour devenir la plaque tournante des « pétroles amis ». Les États riverains mobilisent leurs flottes de recherche océanographique pour cartographier les points sensibles. Sur le plan diplomatique, Helsinki et Tallinn plaident pour un corridor de sécurité sous parapluie onusien, pendant que Bruxelles débat d’un registre européen de navires à haut risque.
*CONCLUSION*
Des brumes boréales se lève désormais une mer où la géopolitique épouse le roulis des tankers ; où chaque gîte de carène, chaque transpondeur éteint, chaque missile d’exercice porte la marque d’un équilibre réinventé. La Baltique, jadis couloir d’ambre et de harengs, devient laboratoire des guerres de logistique du XXIᵉ siècle. Que ce soit par l’escorte armée d’une flotte fantôme ou par la mise en garde d’un NAVWARN, Moscou trace ses ultimes lignes rouges. En face, l’OTAN, l’Union européenne et les riverains nordiques bâtissent des cordons sanitaires faits de sanctions, de patrouilles et de technologies sous-marines. Entre les deux, la fragile frontière du droit maritime se tend comme une voile dans le grand vent de l’Histoire. Reste à savoir si la tempête à venir sera tempérée par la raison ou attisée par l’hubris des puissances.
https://www.nato.int/cps/en/natohq/news_232122.htm
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