EuroScope : la chaîne sur l’Europe
EuroScope : la chaîne sur l’Europe
June 7, 2025 at 05:59 AM
*RENOUVELABLES EN MER : FEUILLE DE ROUTE D’ENTSO-E POUR DES OCÉANS ÉLECTRIQUES* Depuis la première turbine dressée au large du Jutland à la fin des années 1990, l’Europe a rêvé d’un continent dont les vents marins alimenteraient villes, usines et campagnes. Ce rêve sort de l’adolescence : la Commission a fixé à trois cent soixante-cinq gigawatts la capacité éolienne offshore visée pour 2050, soit neuf fois la puissance totale actuelle. Or, créer une foresterie titanesque d’aérogénérateurs n’est rien sans les artères qui en transporteront le souffle. Le 30 mai 2025, l’ENTSO-E, fédération des quarante gestionnaires de réseau de transport d’électricité européens, a publié une feuille de route taillée pour ce bouleversement. Six priorités y sont gravées ; elles constituent la charpente d’un droit technique inédit destiné à faire coopérer les parcs éoliens, les convertisseurs haut voltage, les marchés de l’équilibre et les littoraux déjà saturés d’infrastructures. Tirant les leçons des lenteurs passées, le document réclame des décisions dès maintenant, car bâtir une autoroute électrique sous-marine demande une décennie quand un champ éolien se lève en trois ans. *CONTEXTE STRATÉGIQUE EUROPÉEN* La neutralité climatique de 2050 repose sur une électrification profonde des usages, de l’acier vert aux véhicules lourds. L’offshore représente la ressource renouvelable concentrique la plus stable, libérée des ombres portées et des conflits d’occupation des sols. Mais l’hyper-concentration de gigawatts dans des hubs maritimes éloignés des points de consommation pose deux dilemmes. D’abord un dilemme géographique : quelles mers porteront la plus grande part du fardeau ? Ensuite un dilemme électrique : comment maintenir l’équilibre fréquence-tension quand la masse tournante qui servait d’amortisseur – turbines vapeur et à gaz – s’efface ? ENTSO-E anticipe que les parcs hybrides, reliés à plusieurs pays, deviendront le pivot d’une « mer intérieure » européenne, aussi vitale que les chemins de fer au XIXᵉ siècle. *AMBITION ET OBJECTIF DE LA ROADMAP* La feuille de route ne propose pas un calendrier de chantiers mais un squelette réglementaire. Son objet est double : dresser la liste des lacunes qui, si rien n’est fait, bloqueront les projets dans les méandres administratifs ; définir les règles techniques qui garantiront, sitôt les turbines branchées, un fonctionnement stable, marchand et sûr. Ce faisant, ENTSO-E veut arrimer les futures gagnantes des appels d’offres – développeurs, fabricants de câbles, armateurs de navires poseurs – à un horizon de stabilité juridique. *GÉOGRAPHIE DES ZONES OFFSHORE ET ZONES D’ENCHÈRES* Le premier enjeu relève de la cartographie politique. Lorsqu’un parc est raccordé à deux pays, où se situe le point de livraison ? Faudra-t-il créer une zone d’enchères dédiée, assise sur des plates-formes en mer et dotée d’un prix horaire propre ? ENTSO-E défend l’idée d’« Offshore Bidding Zones » : micro-marchés où le MWh s’évalue non plus à terre mais au cœur du réseau marin. Ces zones devront être rattachées à des régions de calcul des capacités, à des blocs de contrôle de la fréquence et à des aires de déséquilibre, faute de quoi l’algorithme de couplage des marchés sera aveugle à la réalité physique des flux. La tâche exige un inventaire juridique européen, car le droit actuel ne prévoit qu’une correspondance simple entre zone de prix et territoire national. *ÉQUILIBRAGE EN MER : UNE MÉCANIQUE DE PRÉCISION* Le second pilier concerne l’équilibrage. Un hub offshore sans consommation locale n’est qu’une injection brute. Au moindre écart entre prévision et production effective, l’énergie excédentaire ou manquante doit transiter par les convertisseurs HVDC vers le continent où l’on activera réserves et batteries. ENTSO-E planche sur un modèle où l’Offshore Bidding Zone deviendrait une zone de prix d’équilibre à part entière ; les parcs seraient affiliés à des responsables d’équilibre qui paieraient leurs écarts à un prix de déséquilibre calculé en temps réel par les plateformes européennes TERRE, MARI et PICASSO. Reste à déterminer qui, de l’opérateur onshore ou du gestionnaire de hub, dimensionne les réserves et en répartit les coûts entre pays riverains. *CONTRÔLE DE LA FRÉQUENCE : L’ÈRE DES RÉSEAUX À FAIBLE INERTIE* Troisième défi : la fréquence. Dans un système riche en rotors mécaniques, l’inertie emmagasinée amortit les chocs d’offre et de demande. Or, un réseau dominé par l’électronique de puissance réagit sans masse. ENTSO-E propose de revoir la définition même d’« incident de référence » : la perte soudaine d’un convertisseur multi-terminaux de deux gigawatts ne doit pas précipiter l’Europe dans une chute incontrôlée. L’organisation veut généraliser les fonctionnalités grid-forming : éoliennes, batteries, convertisseurs devront reproduire un signal de tension-fréquence stable, injecter une inertie synthétique en moins de cent millisecondes et soutenir la tension lors des défauts. Une telle exigence suppose d’accélérer l’implémentation du futur code RfG 2.0, attendu dans les réglementations nationales d’ici 2029, délai jugé trop long pour les premières îles énergétiques. *VITESSE DE RAMPING : LE TEMPS COMME NOUVELLE CONTRAINTE* Quatrième priorité : le ramping. Passer en dix minutes d’un ciel brumeux à un vent établi peut faire bondir de mille mégawatts la puissance d’un seul hub. Les convertisseurs devront lisser ces vagues pour éviter des appels d’énergie de réglage prohibitifs. Les rampes actuelles – quinze à trente mégawatts par minute selon les liaisons – seront sans doute relevées, mais elles devront rester compatibles avec la capacité de réaction des parcs alentours. Le sujet emporte aussi un débat financier : plus la rampe est douce, plus le développeur immobilise de puissance non valorisée. *INERTIE SYNTHÉTIQUE ET CAPACITÉ GRID FORMING : VERS UN RÉSEAU AUTO-PORTEUR* Cinquième arc, l’inertie et la formation de réseau. ENTSO-E pousse à la création d’un mix d’équipements dotés de fonctions grid-forming : condensateurs synchrones renforcés, batteries multi-MW, convertisseurs éoliens à contrôle de tension. Au-delà de l’électronique, la question est budgétaire : qui paiera ces « organes vitaux » invisibles ? L’association plaide pour un slot spécifique dans les futurs appels d’offres, afin que le service soit rémunéré comme une capacité de réserve. *STABILITÉ DYNAMIQUE : LA MUSIQUE INVISIBLE DES CONVERTISSEURS* Dernière colonne, la stabilité dynamique. Lorsque plusieurs convertisseurs et parcs multi-GW dialoguent à haute fréquence, des oscillations invisibles peuvent naître, se propager par résonance et faire trébucher un onduleur après l’autre. ENTSO-E réclame un protocole commun de modélisation : chaque fabricant devra livrer à l’opérateur un modèle pertinentes à fréquence élevée, sans quoi simuler le comportement global restera impossible. Des capteurs synchrone phasés, déployés sur chaque hub, devront donner en temps réel l’empreinte vibratoire du réseau afin de déclencher des amortisseurs de puissance au moindre signal d’instabilité. *AU-DELÀ DES CÂBLES : PLANIFICATION, FINANCEMENT ET CHAÎNE DE VALEUR* Techniquement, le Ten-Year Network Development Plan inclut déjà des Offshore Network Development Plans par bassin maritime ; ils cartographient corridors HVDC, capacités par phases et coût global – estimé à plus de sept cents milliards d’euros. Financièrement, l’équation repose sur une clef de répartition encore floue : le Danemark qui héberge l’île énergétique de Bornholm doit-il supporter seul l’investissement si ses câbles profitent à la Pologne et à l’Allemagne ? ENTSO-E propose un calcul « socio-économique » des bénéfices – intégrant prix de gros moyens, réduction de CO₂, sécurité d’approvisionnement – afin de répartir les coûts. Enfin, la chaîne de valeur industrielle, du cuivre aux navires poseurs, manque de souffle : produire trente mille kilomètres de câbles HVDC d’ici 2040 exige la quadruple duplication des usines actuelles. Un dialogue entre fabricants, bailleurs et régulateurs vise à lister les goulets d’étranglement et à sécuriser des contrats long terme. *ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX ET SOCIÉTAUX* La ruée vers l’éolien en mer soulève une contre-vague sociale : pêcheurs inquiets, défenseurs des mammifères marins, autorités militaires préoccupées par l’encombrement des couloirs de navigation. La feuille de route suggère d’imbriquer planification électrique, cartographie Natura 2000, routes maritimes et ZEE militaires, afin de désigner des « couloirs multifonctions » où câble, biodiversité et trafic coexisteraient. Le calendrier législatif fixe à fin 2025 un paquet européen sur les réseaux intégrant des mesures nature positives, faute de quoi les contentieux risquent de bloquer jusqu’aux projets les plus matures. *PERSPECTIVES INDUSTRIELLES ET TECHNOLOGIQUES* Si elle se réalise, la Roadmap fera naître une filière d’excellence européenne : convertisseurs modulaires 700 kV, câbles supraconducteurs refroidis à l’azote, logiciels de jumeau numérique marin. L’avance acquise par l’Europe dans la fabrication de câbles sous-marins et l’installation en eaux profondes pourrait devenir un avantage compétitif mondial. Reste à sécuriser la main-d’œuvre : selon WindEurope, il faudra quatre-vingt-dix mille techniciens spécialisés supplémentaires d’ici 2030, du gréeur sous-marin à l’ingénieur HVDC. *CONCLUSION* L’ENTSO-E trace ici la table des lois d’un continent qui choisit de regarder l’horizon plutôt que son rétroviseur. En dépit de la technicité du propos, la feuille de route rappelle une vérité simple : sans un réseau marin pensé comme un système cohérent, les pales des éoliennes tourneront dans le vide. Les six chantiers identifiés – géographiques, opérationnels, dynamiques – forment les nervures d’un futur poumon énergétique. Mais le temps presse ; chaque mois gagné dans le débat réglementaire se traduira par des gigawatts connectés avant 2035, et chaque mois perdu alourdira la facture du carbone résiduel. Il appartient désormais aux États, aux régulateurs et aux industriels de saisir ce canevas et de le tisser avant que le vent ne change de cap. https://aeur.eu/f/h4p #renouvelablesenmer #entsoe #transitionénergétique #réseauxélectriques #euroscope https://buymeacoffee.com/euroscope

Comments